10
Je passai la plus grande partie des soixante-dix jours de deuil dans ma chambre en compagnie de Disenk. Il n’y avait rien à faire et pas grand-chose à dire. Disenk me parlait de temps à autre d’un Kenna que je n’avais jamais connu : un homme qui aimait les chiens et avait essayé de domestiquer une de ces bêtes du désert farouches et inoffensives, mais réputées inapprivoisables ; un homme abandonné par sa mère dans les rues de Pi-Ramsès à l’âge de trois ans et qui vénérait depuis toujours Bès, dieu de la maternité et de la famille, dans l’espoir de retrouver un jour la femme qui l’avait si peu aimée.
J’écoutais malgré moi en me mordant les lèvres, partagée entre la honte, la culpabilité, le soulagement et la crainte. Pendant les après-midi interminables où la chaleur de la saison se combinait au silence inhabituel de la maison pour me donner l’impression que le temps lui-même était mort avec Kenna et que nous flottions tous dans les limbes éternels, je m’asseyais en tailleur sous la fenêtre, tâchant de retrouver celle que j’avais été. Je ne voulais pas m’appesantir sur les émotions qui bouillonnaient dans mon cœur. Je les refoulais sans cesse, mais à peine avais-je réussi à retrouver un calme précaire qu’une image surgissait dans mon esprit, me laissant l’estomac noué et la gorge sèche : le visage de Kenna dans l’ombre près du fleuve où le maître nageait au clair de lune ; Kenna traversant la cour à la suite de Houi, obéissant et respectueux ; ses lèvres cédant un fugitif instant à la pression des miennes…
Mais ce qui me torturait bien davantage encore, c’était le souvenir brûlant de son corps moite affaissé contre ma poitrine, de son souffle chaud sur ma peau. Ce souvenir-là, je ne pouvais le combattre et j’y succombais avec impuissance. La nuit, mon imagination m’infligeait de nouveaux tourments et je cherchais vainement le sommeil. Je voyais le prêtre sem se pencher sur le cadavre de Kenna dans la Maison des morts et lui enfoncer dans les narines les crochets de fer qui le décérébreraient ; je voyais la pierre de Nubie inciser son flanc, le prêtre écarter sa peau pour retirer ses intestins grisâtres et les poser sur la table d’embaumement…
À la fin, par l’entremise de Harshira – je n’osai m’adresser directement à Houi –, je lui fis demander une infusion de pavot pour pouvoir dormir. Le médicament me fut apporté sans commentaire, et je le bus en me demandant si ce serait le dernier acte que j’accomplirais avant de me retrouver en présence des dieux dans la salle du Jugement. Mais Houi ne se vengea pas et, au bout de plusieurs heures d’un sommeil de plomb, je me réveillai, le visage bouffi et la tête lourde, avec devant moi la perspective d’une nouvelle journée d’inactivité et de torture mentale.
On aurait dit que la maison était scellée. Aucune litière ne déposait d’invités, aucun rire ne rompait le silence, personne ne traversait la cour pavée dont les motifs me devinrent aussi familiers que les traits de mon visage. Un jour, je crus entendre une voix féminine sous ma fenêtre, mais j’étais trop apathique pour me lever. Je sus plus tard par Disenk que dame Kaouit était venue exprimer ses condoléances à son frère.
On ne me permit pas de participer aux funérailles qui furent célébrées le soixante et onzième jour du deuil. Je regardai de ma chambre les membres de la maison s’éloigner en silence vers les barques qui les attendaient sur le fleuve. Kenna serait couché dans un simple cercueil de bois et reposerait dans le petit caveau creusé dans le roc que lui avait réservé Houi. C’est là que ses amis et ses collègues se réuniraient pour accomplir les rites de passage. Ils festoieraient aux abords du tombeau, enfouiraient les reliefs du banquet, puis la petite sépulture serait scellée. Disenk aurait voulu assister à l’enterrement, mais on lui avait manifestement ordonné de rester auprès de moi. Je finis par la convaincre de m’accompagner dans le jardin, et nous restâmes là sans échanger une parole, enveloppées d’un silence surnaturel tandis que la maison vide somnolait, baignée dans une lumière blanche.
Vers le soir, nous rentrâmes, et Disenk me prépara elle-même un repas simple. Je mangeai sans beaucoup d’appétit, pour lui faire plaisir. Plus tard, alors qu’elle cousait à la lueur de la lampe et que je choisissais sans entrain parmi les rouleaux les poèmes et les chants que j’aimais lire, la maison revint à la vie. Des pas pressés et des bavardages retentirent dans la cour ; une porte claqua au rez-de-chaussée. « C’est fini », dit Disenk en levant la tête ; et elle reprit son travail. J’entendis la voix faible mais reconnaissable de Houi, puis la basse profonde de Harshira.
Brusquement, j’eus l’impression qu’un poids écrasant m’était ôté de la poitrine. Je pris une profonde inspiration. C’était fini. Je n’avais pas vu le maître depuis plus de deux mois, mais c’était sans importance : il comptait me pardonner ; la vie reprendrait son cours. Accablée soudain par une immense fatigue, agréable et saine, je bâillai. « Déshabille-moi, Disenk, dis-je. Je vais me coucher. » Je dus lutter contre le sommeil tandis qu’elle m’enduisait comme d’habitude le visage d’huile et de miel. Puis je sombrai instantanément dans le puits béni de l’inconscience. Je ne fis pas de rêve.
Au matin, avant même que j’aie quitté mon lit, quelqu’un frappa à la porte. Disenk alla ouvrir. Un homme trapu et puissamment bâti s’inclina, le sourire aux lèvres.
« Je suis Neferhotep, le nouveau serviteur personnel du maître, dit-il. Je dois vous remettre ceci et dire à Thu que le maître l’attend dans son bureau pour travailler dès qu’elle sera prête. » Il tendit un petit bol à Disenk, sourit de nouveau et s’en fut.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle en plissant le nez. Deux feuilles d’un vert brillant flottaient dans une eau limpide. À leur vue, un intense sentiment de bonheur m’envahit. Houi avait dû les mettre dans l’eau dès son retour des funérailles. Une pour Disenk, une pour moi. C’était un geste destiné à me rassurer, une promesse de pardon, la permission de rire à nouveau. Je pris l’une des feuilles, l’égouttai et la tendis à Disenk. Elle eut un mouvement de recul.
« N’aie pas peur, dis-je. Mastique-la lentement. C’est du qat. Fais-moi confiance ! » Je pris l’autre feuille et la posai sur ma langue. Elle m’imita avec hésitation, et l’amertume lui fit froncer les sourcils. Nous mâchâmes un instant d’un air pensif, mais il ne fallut pas longtemps pour que nous nous mettions à pouffer comme des idiotes à propos de tout et de rien.
Nous descendîmes au bain bras dessus, bras dessous. Debout sur la dalle, je gardai les yeux clos tandis que l’eau tiède et parfumée ruisselait sur mon corps. Jamais ce contact n’avait été aussi sensuel ; et jamais l’air matinal n’avait été aussi chargé d’odeurs délicieuses que lorsque, quittant la petite pièce, j’allai m’étendre sur le banc de massage. Tout va s’arranger, pensai-je avec volupté en m’abandonnant aux soins du jeune homme. Le temps m’entraîne de nouveau en avant. Je ris tout haut par pur bien-être, et le masseur s’interrompit un instant.
« Ma main n’est pas sûre, aujourd’hui ? » demanda-t-il. Je ris encore, sachant que c’était le qat, mais pas seulement lui. C’était l’air dans mes narines, le battement régulier de mon cœur, la brûlure du soleil sur mon talon, Kenna était mort, mais j’étais en vie.
« Tu es parfait comme toujours », répondis-je en me répétant : c’est fini, je suis libre !
Houi m’accueillit comme si rien ne s’était passé. Quand il m’eut examinée à son habitude pour s’assurer que j’étais correctement maquillée et vêtue, nous nous attaquâmes aux tâches du jour. Je pensais le trouver tendu, entouré d’une aura de tristesse, au moins pendant quelque temps, mais il ne montrait aucun signe de chagrin. Je savais à présent l’estime qu’il avait eue pour son serviteur, et je supposai que les soixante-dix jours de deuil avaient atténué sa peine. Je me figeai, bouleversée, quand au milieu de la matinée j’entendis quelqu’un entrer dans le bureau et Houi dire d’un ton distrait : « Oui, tu peux nettoyer. » Mais il s’agissait bien entendu de Neferhotep. Il ne demanda pas de bière.
La maison retomba vite dans son train-train, et moi aussi. Je dictais des lettres à ma famille, préparais et notais des ordonnances. En raison de mon emploi du temps rigide, les jours se fondaient l’un dans l’autre, uniformes, et très vite Kenna ne fut plus qu’un souvenir désagréable et fugace.
Sous les fourreaux simples que je portais, mon corps se transformait peu à peu. Mes seins grossissaient, mes hanches s’arrondissaient. Je continuais à faire mes exercices tous les matins avec Nebnefer, à passer sur la dalle du bain et sur le banc de massage, à m’asseoir à la table de toilette de Disenk pour être fardée et coiffée.
Je ne me souviens pas avec exactitude du moment où je sus que la maison de Houi était devenue mon véritable foyer. Je ne me rendais pas compte que c’était en raison même des restrictions qui m’étaient imposées que j’en étais venue à dépendre à l’excès de la sécurité, de la routine rassurante qu’elle m’offrait. Je voyais les mêmes visages familiers semaine après semaine, j’accomplissais les mêmes tâches et, excepté dans mon sommeil, cette uniformité avait cessé de me mettre mal à l’aise. J’étais une prisonnière qui n’avait pas conscience de sa véritable condition, une enfant choyée qui n’avait pas à affronter les défis de l’adolescence, si bien que tout en acquérant la connaissance des plantes médicinales et des poisons de Houi, une mémoire sans défaut et un corps parfait, ma volonté restait en sommeil. Je n’avais pas à prendre la moindre décision me concernant, et je me satisfaisais de cette situation.
Trois mois passèrent. Puis ce fut de nouveau Payni et, à trois semaines de mon jour de naissance, tout changea encore une fois.
Je m’étais levée à l’heure habituelle, et aucun incident n’avait marqué la matinée. Pendant l’après-midi, après la sieste, j’eus peut-être un peu moins de travail que de coutume, et Houi me parut tendu et préoccupé, mais je regagnai ma chambre deux heures avant le coucher du soleil, satisfaite de ma journée. En poussant la porte, je m’immobilisai, stupéfaite. Une tunique d’un bleu extraordinairement pâle et délicat chatoyait sur mon lit, si transparente que l’on devinait le couvre-lit au travers. Sur la table, il y avait des bijoux amoncelés et une perruque sur son support. Disenk m’accueillit, toute souriante, et alla aussitôt fermer la porte.
« Qu’est-ce que tout cela ? demandai-je alors qu’elle m’enlevait déjà mon fourreau.
— Harshira m’a fait dire que tu devais assister à un petit banquet ce soir en compagnie du maître et de quelques invités. Ils arriveront au crépuscule. Il faut nous dépêcher.
— Mais qui sont-ils ? Pourquoi cette invitation ? Que se passe-t-il, Disenk ? Tu le sais ?
— Oui, mais je n’ai pas le droit de te mettre au courant », répondit-elle avec raideur.
Le cœur serré un instant par l’inquiétude et la peur qui m’avaient obsédée à mon arrivée, je me laissai déshabiller. Je fus vite entièrement nue.
« Qu’attend-on de moi ? insistai-je. Suis-je censée assister à ce repas en qualité de servante ou en tant qu’apprentie du maître ? Comment dois-je me comporter ? » J'étais soudain prise de panique. Des inconnus allaient faire irruption dans mon cocon ; j’allais être observée, jugée… Disenk me massa les pieds.
« Tu te conduiras comme je te l’ai appris, Thu, dit-elle avec calme. Tu n’es plus une paysanne. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu marches, manges et parles désormais comme une femme distinguée.
— C’est une nouvelle épreuve ! m’écriai-je. Au bout de tout ce temps, Houi me met encore à l’épreuve.
— C’est vrai, reconnut-elle. Mais quand tu en sauras la raison, je crois que cela ne te déplaira pas. Maintenant, permets-moi de te laver les mains et de te démaquiller. Nous devons tout recommencer.
— Je fais partie de cette maison depuis assez longtemps pour que l’on me confie ses secrets », protestai-je avec feu. Mais je lui abandonnai docilement mon visage et retrouvai peu à peu mon calme. Il ne servait à rien de ruer dans les brancards, et l’étoffe ondoyante et diaphane jetée sur le lit m’inspirait un intérêt croissant. « Je vais porter cette robe ? demandai-je en la désignant d’un geste.
— Bien entendu. Et le maître a dit que, si tout se passait bien ce soir, tu pourrais la garder.
— Si je me tiens correctement et que je ne lui fasse pas honte », marmonnai-je. Mais mon optimisme inné prenait le dessus, je sentais renaître mon goût de l’aventure, des défis ; et je décidai de profiter pleinement de l’occasion. Il était fort possible qu’elle ne se représente pas. J’avais en effet perçu depuis longtemps ce qu’il pouvait y avoir de cruel dans la nature de Houi.
Disenk exerça ses talents de magicienne. Du fard gris sur mes paupières et un trait épais de khôl noir étiré jusqu’à mes tempes mirent immédiatement en valeur mes yeux bleus. Puis, ouvrant avec précaution un pot minuscule, elle y plongea un pinceau très fin. « Penche la tête en arrière », ordonna-t-elle, avant de le passer sur mes paupières et mon visage. « C’est de la poudre d’or », expliqua-t-elle, devançant ma question. De la poudre d’or ! Pour moi ! Je restai muette d’émerveillement.
Quand je fus autorisée à me redresser, elle me tendit le miroir de cuivre. Le khôl absorbait la lumière et scintillait quand je respirais. Ma peau aussi. Comme par enchantement, j’étais devenue un être exotique, séduisant, une déesse de chair et de sang. « Oh ! » fis-je seulement, le souffle coupé. Disenk me retira le miroir avec fermeté et poudra très légèrement mes joues et mes lèvres d’ocre rouge. Elle souriait de satisfaction devant son œuvre. Lorsqu’elle en eut terminé avec mon visage, elle releva mes cheveux en chignon, puis, attirant une cuvette, elle s’agenouilla et souleva un de mes pieds dont elle badigeonna la plante d’un liquide orange. Mon cœur bondit. « C’est du henné, murmurai-je.
— Aucune femme de la noblesse ne se montrerait à une fête sans en avoir sur les pieds et la paume des mains, dit Disenk en souriant. C’est une indication de son rang. Il lui vaut le respect et l’obéissance de ses inférieurs. L’autre pied, s’il te plaît. Ensuite, nous passerons à tes mains et, pendant que le henné séchera, nous essaierons la perruque. »
C’était une belle coiffure lourde tombant plus bas que les épaules. Faites de quantité de nattes très serrées, chacune terminée par un petit disque d’or, et complétée par une frange droite, elle encadrait parfaitement le visage. Quand Disenk me la posa sur la tête, j’eus l’impression de ceindre une couronne, et j’admirai une fois de plus mon reflet dans le miroir. Oh, Pa-ari ! pensai-je avec ravissement. Si seulement tu pouvais voir ta petite sœur aujourd’hui !
Le henné était sec. Sans un mot, Disenk prit la robe bleue et m’aida à l’enfiler. La jupe fluide, galonnée d’or, m’arrivait aux chevilles ; le corsage moulait mon buste en laissant le sein droit dénudé. Disenk en rougit la pointe de henné. Ma mère serait morte de honte si elle avait su que sa fille allait se montrer à des inconnus ainsi vêtue. Mais moi, je saurais m’y habituer. Assouat était loin désormais. J’avais les mains et les pieds teints de henné. J’étais dame Thu.
Il ne restait plus que les bijoux. Ils étaient tous en or, et je ne pensais pas que Houi m’en laisserait aucun après que l’aube se serait glissée dans ma chambre. Il y avait un diadème piqué de turquoises, un grand pectoral qui me couvrait le haut des seins, cinq bagues imitant des ankhs et des scarabées, et enfin un bracelet orné de petites fleurs dont le cœur était une minuscule turquoise. Le poids inhabituel de la perruque et de ces joyaux m’obligeait à me mouvoir avec plus de lenteur, mais ce n’était pas désagréable. « Tu es prête », décréta Disenk après m’avoir examinée des pieds à la tête d’un œil critique. Et je sus que ce soir-là elle serait autant en représentation que moi. Quand on frappa à la porte, je posai une paume orangée contre sa joue et la quittai.
C’était Harshira qui m’attendait sur le seuil, vêtu d’un magnifique pagne tissé d’or ; une écharpe de la même étoffe barrait son torse puissant. Sans rien laisser paraître de ce qu’il pensait de ma transformation, il s’inclina avec raideur devant moi et me précéda dans le couloir. Au rez-de-chaussée, une odeur d’huile parfumée nous accueillit. Les serviteurs allumaient les lampes, chassant l’obscurité qui s’épaississait. Ils s’arrêtaient au passage de Harshira pour le saluer, et il leur répondait d’une courte inclinaison de tête, m’entraînant dans une partie de la maison qui m’avait été interdite jusque-là.
Nous avions tourné à droite au pied des escaliers, nous engageant dans un imposant couloir carrelé de bleu et au plafond semé d’étoiles. Mon regard quitta les fesses ondulantes de l’intendant pour se poser sur mes pieds. Les pierres cousues sur la lanière de mes sandales neuves scintillaient, et ma peau huilée luisait. Le bord de ma robe arachnéenne me frôlait les chevilles aussi légèrement qu’un souffle d’air, et le tissu chatoyait à chacun de mes mouvements. Quand je m’arrêtai derrière Harshira, une bouffée de mon parfum me monta aux narines.
Il frappa à la majestueuse porte en cèdre qui se trouvait devant nous, et un esclave ouvrit aussitôt. J’entendis des voix d’homme, un éclat de rire rauque… Les petits pendentifs de mon bracelet tintèrent lorsque je me forçai à desserrer les poings. « Dame Thu », annonça Harshira en s’effaçant. Je rencontrai son regard ; son expression était indéchiffrable. La gorge brusquement sèche, j’entrai dans la pièce.
Houi s’avançait déjà vers moi, et pendant un instant je ne vis que lui. Il me souriait avec chaleur, pareil au dieu de la lune avec sa natte de cheveux blancs tressés de fils d’argent, les babouins d’argent, animaux sacrés de Thot, qui ornaient son pectoral, les épais bracelets du même métal qui enserraient ses bras musclés, et sa longue jupe plissée. Il était étrange et beau, mon maître, et j'éprouvai une immense fierté quand il me prit la main et la porta à ses lèvres, « Tu es la plus belle femme de Pi-Ramsès, Thu », murmura-t-il en me conduisant vers les invités. Je me rendis compte alors du silence qui s’était fait dans la salle. Six paires d’yeux étaient fixées sur moi, des yeux d’homme, observateurs et curieux. Le menton relevé, je soutins leur regard avec autant de hauteur que j’en fus capable. Houi me serra discrètement la main. « Dame Thu, annonça-t-il avec calme. Mon assistante et mon amie. Ces hommes sont aussi mes amis, Thu, exception faite du général Paiis qui est mon frère. Tu as peut-être déjà entendu parler de lui. »
Je vis se lever un homme d’une beauté extravagante, grand, les yeux noirs, une bouche charnue à l’expression railleuse. Sa longue jupe était jaune et non plus rouge, mais je le reconnus aussitôt. « C’est toi ! faillis-je m’écrier. As-tu fini par céder à la convoitise de la princesse ivre ? » Il me salua, un sourire séducteur aux lèvres.
« C’est un plaisir de te rencontrer enfin, dit-il. Houi m’a beaucoup parlé de la jeune femme extrêmement belle et extraordinairement intelligente qu’il séquestrait dans sa demeure. Il te gardait si jalousement que je désespérais de jamais poser les yeux sur toi. Mais l’attente en valait la peine… Permets-moi de te présenter un autre général, mon compagnon d’armes, le général Banemus. Il commande les archers de Pharaon au pays de Koush. »
Grand lui aussi, Banemus avait le physique du soldat aguerri. Il se leva et s’inclina avec des mouvements brusques et pleins d’assurance mais, sous la mèche de cheveux frisés que retenait un ruban violet, ses yeux étaient bienveillants. Une cicatrice rougeâtre barrait sa joue, et il l’effleurait distraitement de temps à autre. Elle paraissait fraîche. « Je n’ai guère d’ordres à donner en ce moment, remarqua-t-il en souriant. Le Sud est paisible, et mes hommes ne font que patrouiller sans fin, jouer sans modération et se quereller de temps en temps. C’est vers l’est que Pharaon regarde avec méfiance.
— Il ferait mieux de s’intéresser à son propre pays », intervint un autre homme en s’avançant. Il me fit un petit salut empressé en m’observant d’un air neutre. Il ressemblait à un pigeon. « Toutes mes excuses, Thu. Je suis Mersoura, chancelier et conseiller du Taureau puissant. Lorsque nous nous retrouvons tous ensemble, nous ne pouvons nous empêcher de discuter avec flamme de nos préoccupations. Je suis heureux de te rencontrer. » Il regagna ses coussins en se dandinant, et je sentis le bras de Houi autour de mes épaules.
« Voici ta table, entre celle de Paiis et la mienne », dit-il avec douceur. Il claqua des doigts et un jeune esclave m’apporta du vin et un bouquet de fleurs. « Avant que tu ne t’assoies, laisse-moi finir les présentations. » Trois hommes se tenaient encore derrière lui, et je me tournai vers eux. « Voici Pabakamon, grand intendant de l’Horus vivant ; Panauk, scribe royal du harem, et Pentou, scribe de la Double Maison de vie. » Ils s’inclinèrent en silence et je me déclarai ravie de faire leur connaissance. Ils répondirent poliment, et pendant que je prenais place derrière ma table basse, posais les fleurs à côté de moi et buvais une gorgée de vin, ils ne me quittèrent pas des yeux. Le grand intendant en particulier avait une expression sombre et pensive qui ne s’expliquait pas uniquement par sa position élevée à la cour. Il m’observait d’un regard fixe parfaitement insolent. Je me soumis d’abord humblement à cet examen, impressionnée par l’importance des personnages avec qui je me retrouvais brusquement. Mais j’en eus vite assez.
« Ai-je un bouton sur le nez, seigneur d’Égypte ? » m’enquis-je avec vivacité. Cela détendit aussitôt l’atmosphère. Paiis éclata de rire ; Houi gloussa, et le grand intendant Pabakamon s’inclina de nouveau, cette fois avec un peu plus de respect.
« Pardonne-moi, Thu, fit-il avec un sourire glacial. Je me montre rarement aussi grossier. Je dois dire que ta beauté est très surprenante. Le palais abrite les plus belles femmes du pays, mais tu es assez exceptionnelle.
— Oh oui, dis-le, seigneur Pabakamon ! répondis-je d’un ton léger. Et je dirai à mon tour que je suis très honorée de dîner en compagnie d’hôtes aussi illustres. » Levant mon verre, je bus à leur santé et ils me portèrent un toast. Puis, sur un geste de Houi, les musiciens qui attendaient à l’autre bout de la pièce se mirent à jouer. Des serviteurs chargés de plateaux fumants entrèrent et commencèrent à nous servir. Paiis se pencha vers moi.
« Il ne s’agissait pas seulement d’une flatterie, tu sais, assura-t-il. Tu es vraiment exquise, Thu. D’où te viennent tes yeux bleus ? »
Tandis que l’on remplissait mon assiette de mets raffinés et mon verre de vin, je lui expliquai les origines libyennes de mon père. Puis je l’interrogeai sur sa famille. Il parla volontiers de sa sœur Kaouit, de ses parents et de ses ancêtres installés dans le Delta depuis de nombreux hentis mais, très vite, il ramena la conversation sur moi, m’invitant à me raconter, ce que je fis avec hésitation, consciente de la présence de Houi à mon côté, craignant des remontrances qui ne vinrent pas.
La conversation était parfois générale, mais le plus souvent j’en étais le centre, et je compris peu à peu que l’on s’employait avec autant d’amabilité que d’adresse à en apprendre le plus possible sur mon compte. J’étais la curiosité, le papillon libéré de sa prison, et c’était loin de me déplaire. La nourriture était délicieuse, le vin capiteux et il y avait la musique, les voix viriles, le regard des hommes, leurs bras et leur cou brillant de sueur. Je finis par plaisanter et rire avec eux en oubliant ma timidité première.
Seul Houi gardait le silence. Il mangeait et buvait peu, donnait ses ordres distraitement, puis observait ses invités, calé contre ses coussins. Il ne m’adressa pas une seule fois la parole, si bien que je craignis de l’avoir mécontenté. Mais le plaisir que je prenais au dîner chassait cette inquiétude. J'étais arrivée. Je ne me posais pas la question de savoir où. J’étais dame Thu, à l’aise avec les plus grands personnages d’Égypte. C’était une soirée que je n’oublierais jamais.
Vers l’aube, les musiciens se retirèrent, et l’un après l’autre les hommes se levèrent, laissant derrière eux un amas de vaisselle sale, de cruches de vin vides et de fleurs fanées. D’un pas mal assuré, ils traversèrent la grande salle de réception pour gagner la porte principale. Houi me prit la main, et nous les accompagnâmes. Nous fûmes accueillis par un vent tiède qui souleva les tresses de ma perruque et plaqua contre mes cuisses ma robe froissée. Les litières attendaient. Harshira se tenait dans l’ombre, prêt à aider les invités trop gris pour y monter. Ils me saluèrent avec des démonstrations d’affection exagérées par l’ivresse et disparurent dans la nuit. Le général Paiis me baisa les doigts, puis les deux joues. « Dors bien, petite princesse, murmura-t-il à mon oreille. Tu es une fleur exotique et rare, et j’ai été ravi de faire ta connaissance. » Il monta avec vivacité dans sa litière et lança un ordre sec à ses porteurs. Princesse ! me répétai-je avec exultation. Il a dit « princesse », et je me tiens à l’endroit précis où il a repoussé cette autre princesse. Je suis la plus heureuse des femmes !
Je suivis Houi dans son bureau à l’atmosphère paisible et familière. Une fois la porte fermée, il m’invita à m’asseoir et se percha sur sa table en croisant ses longues jambes laiteuses. Alors que je plongeai mon regard dans ses yeux rouges cerclés de khôl, il se pencha et, ôtant les épingles placées par Disenk, m’enleva ma lourde perruque. « Tu as le visage empourpré, remarqua-t-il en passant tendrement les doigts dans mes cheveux. Cette soirée t’a fatiguée ? Que penses-tu de mes amis ? » Le contact de sa main était à la fois apaisant et excitant. Troublée, je me mordis la lèvre et détournai le regard ; il s’écarta aussitôt.
« Ton frère est charmant, répondis-je. Il n’est pas étonnant que la princesse ait eu envie de partager son lit. Un soir, il y a longtemps, j’ai surpris de ma fenêtre une conversation entre lui et un personnage royal. »
Houi parut surpris, puis se mit à rire.
« Paiis sait s’y prendre avec les femmes. Et toi, as-tu envie de partager son lit ?
— Non ! » m’exclamai-je en riant aussi. Mais à part moi, je pensais, prise de vertige : ce n’est pas le général qui accélère les battements de mon cœur, Houi ; c’est toi. Je veux faire l’amour avec toi, sentir tes bras autour de moi, tes lèvres sur les miennes ; je veux que tes yeux de sang s’embrasent de désir en parcourant mon corps nu, que tes mains blanches caressent ma peau. Tu es mon maître, mon professeur, l’arbitre de mes jours ; j’aimerais que tu sois aussi mon amant. Un frisson me parcourut.
« Tant mieux ! dit Houi. Je crois qu’il ne demanderait pas mieux que de s’amuser quelque temps avec toi. Tu n’es en effet ni une aristocrate choyée ni une esclave ignorante, et tu as l’attrait de la nouveauté. Mais tu auras le bon sens d’éviter les rets qu’il pourrait te tendre, n’est-ce pas ? Et mes autres invités ? »
Je réfléchis un instant. L’effet du vin commençait à se dissiper, me laissant la tête lourde. « Le général Banemus me semble un honnête homme. Quand il donne sa parole, il doit la tenir. D’où lui vient sa cicatrice ?
— Il a combattu les Mashaouash à Gautout, il y a quatre ans, répondit Houi. Il s’est si bien distingué dans cette bataille que Pharaon lui a donné le commandement des archers dans le Sud. Notre souverain manque de jugement. Il aurait dû laisser Banemus dans le Nord.
— Gautout ? m’exclamai-je, stupéfaite. Mais c’est sur la rive gauche du Nil, dans le Delta ! C’est en Égypte !
— Il y a quatre ans, les Mashaouash occupaient le Delta de Carbana à On, expliqua Houi. Ramsès et son armée ont fini par les repousser. Meshesher, leur chef, a été capturé. Kaper, son père, a imploré qu’on lui rende son fils, mais Pharaon ne s’est pas laissé fléchir et l’a fait exécuter. Les paysans d’Assouat ne savent-ils donc rien de ces événements, Thu ? À quelle époque croient-ils vivre ?
— Ils sont davantage occupés de la façon dont ils vont payer leurs impôts et manger à leur faim, répliquai-je, piquée. Que sont les événements du Delta pour eux ? De vagues échos d’une Égypte à laquelle ils n’ont pas les moyens de s’intéresser. »
Houi m’observa un instant d’un air songeur, puis il dit en souriant : « Une paysanne se cache encore sous ces dehors raffinés, et elle a des loyautés primitives et impulsives. Mais cette petite fille de la terre me plaît, Thu. Elle sait comment survivre. Il s’étira, décroisa les jambes et se mit à défaire sa natte. Je regardai sa chevelure crémeuse se répandre sur ses épaules. « Que penses-tu de Pabakamon, notre grand intendant aristocratique ?
— Il est froid et perspicace, répondis-je d’un ton hésitant. Il peut sourire et converser agréablement sans rien révéler de sa véritable nature. »
Posant sur la table les fils d’argent entrelacés dans ses nattes, Houi se leva. « Tu as raison, approuva-t-il. C’est un intendant exemplaire, efficace et silencieux, et Pharaon a une très haute opinion de lui. Moi aussi, mais pour des raisons bien différentes. Tu as été parfaite, Thu, ajouta-t-il en étouffant un bâillement. Je suis très content.
— Alors, je peux garder la robe bleue ?
— Petite mercenaire ! fit-il en me tapotant la joue. Oui, tu le peux, et les bijoux aussi.
— C’est vrai ? Oh, merci, maître ! » m’écriai-je en l’embrassant. Une expression triste passa sur son visage.
« Je suis devenu très attaché à toi, ma petite assistante, dit-il avec un soupir. Va dormir, à présent. Le soleil sera bientôt levé. »
J’étais presque à la porte quand je ne sais quel démon s’empara de moi. Je fis volte-face, « Épouse-moi, Houi ! dis-je de but en blanc. Fais de moi ta femme. Je partage déjà ton travail, laisse-moi partager aussi ton lit. » Il ne parut pas surpris. Ses lèvres tremblèrent, sans que je sache si c’était sous l’effet de l’amusement ou d’une émotion plus forte.
« Tu as grandi dans cette maison, petite fille, répondit-il enfin. Et je suis le seul homme que tu aies vraiment connu, ton père et ton frère exceptés. Tu es au seuil d’une vie d’adulte éblouissante. Tu as eu un avant-goût de ce qu’était le pouvoir. Cela se reproduira. Il y a des problèmes plus importants en Égypte que ton bonheur ou le mien, et ils constituent ma véritable tâche. Tu ne la partages pas encore. Ce n’est pas à moi de prendre ta virginité et, bien que tu t’imagines que j’ai conquis ton cœur, il n’en est rien. Je ne souhaite pas me marier. Va, maintenant. »
Je voulus protester, discuter, implorer même, mais il m’arrêta d’un geste brusque, et je le quittai, parcourant les couloirs déserts jusqu’à ma chambre. Disenk se leva aussitôt et eut vite fait de me déshabiller et de me laver. Je regardai le henné teindre l’eau de la cuvette. Je commençais à avoir mal à la tête, et j’avais le cœur gros. Oh, Houi ! pensai-je en me couchant. Si tu n’as pas conquis mon cœur, alors où est l’homme capable de prendre plus d’importance que toi dans ma vie ?
Le lendemain, je me rendis dans le bureau de Houi avec un peu d’inquiétude, ne sachant comment il allait me recevoir après ma sortie de l’avant-veille. Mais il m’accueillit avec chaleur. « Ne t’installe pas, Thu. Nous sommes à moins de trois semaines de ton jour de naissance, et je vais t’offrir ton cadeau en avance. Tu m’accompagnes au palais, aujourd’hui.
— Oh, merci, maître ! m’exclamai-je. Tu as à faire, là-bas ?
— Moi, non, répondit-il en souriant. Mais un homme important se plaint de douleurs abdominales et de fièvre, et j’ai décidé que c’est toi qui établirais le diagnostic. Moi, je prendrai des notes. Tu en es parfaitement capable, ajouta-t-il devant mon expression. N’es-tu pas mon élève ?
— Mais comment dois-je me conduire dans le palais ? demandais-je, prise de panique.
— Comme un médecin, avec vivacité, bonté et compétence. Mets ta jolie robe bleue et demande à Disenk de te teindre les pieds et les mains de henné. Porte les bijoux mais pas la perruque. Je t’attends dans la cour dès que tu seras prête. Ne tarde pas ! »
Je secouai la tête avec vigueur et m’élançai hors de la pièce. J’étais ravie et terrifiée. Exception faite du tourbillon qu’avait été la mort de Kenna, ma vie avait longtemps été un fleuve au cours tranquille, et voici que brusquement elle se transformait en un torrent impétueux aux remous imprévisibles. J’étais résolue à triompher de tous.